Photo d’illustration: Edgar Daniel Hernández Cervantes
Dans le monde canin, le croisement est souvent vu comme un acte controversé, voire carrément tabou, principalement en raison des normes de « pureté raciale » imposées par les organismes cynologiques et les mentalités des éleveurs orientées vers le succès en exposition. Ces attitudes sont renforcées par des livres généalogiques fermés qui limitent la diversité génétique, menant inévitablement à des problèmes de consanguinité et de santé au sein des races dites « pures ». Malgré les programmes visant à surveiller et à gérer les maladies héréditaires, les efforts pour contrer les effets néfastes de la consanguinité restent largement inefficaces.
Bien que les chiens de races soient souvent perçus comme des standards de prestige et de perfection génétique, des recherches récentes révèlent que les chiens croisés bénéficient souvent d’une robustesse et d’une santé supérieures. Ce phénomène, connu sous le nom de vigueur hybride, ou hétérosis1, pourrait bien ébranler les idées préconçues sur la sélection canine, et mettre en lumière l’importance de repenser les pratiques d’élevage pour le bien-être des chiens.
Historiquement
Ce n’est que récemment que la notion de pureté raciale chez les chiens a été fortement valorisée, principalement avec la création de clubs de race et l’organisation de concours canins dès la fin du 19e siècle. Les croisements n’était pas rares et étaient même courants dans l’élevage de divers animaux domestiques, y compris les chiens, jusque dans les année 1880. C’est à cette époque que les livres généalogiques ont commencé à être établis, et que la systématisation de l’élevage selon des standards spécifiques de race a été formalisée. Ces pratiques ont été encouragées par des institutions telles que le Kennel Club au Royaume-Uni, fondé en 1873, et l’American Kennel Club aux États-Unis, fondé en 1884. Ces organisations ont joué un rôle clé dans la promotion de la pureté raciale à travers l’établissement de normes rigides pour les différentes races.
Hétérosis
L’hétérosis ou « vigueur hybride », résultant du croisement, montre des avantages tels que l’amélioration de la vitalité, de la fertilité, de la taille des portées et de la longévité, bien que ces bénéfices ne soient pas transmissibles sur plusieurs générations sans croisements continus. La vigueur hybride se manifeste lorsque les descendants issus de deux lignées génétiquement différentes montrent des caractéristiques biologiques supérieures à celles de leurs parents. Cela se traduit souvent par une moindre incidence de maladies héréditaires qui affectent fréquemment les races « pures ». Une étude de 2013 parue dans le Journal of the American Veterinary Medical Association a analysé plus de 27 000 chiens et a révélé que les croisés sont généralement moins sujets à certaines maladies génétiques que les chiens de races. Une étude ultérieure de 2018 dans PLOS Genetics, qui a examiné plus de 100 000 chiens, a confirmé que les croisés avaient moins tendance à souffrir de maladies génétiques en état homozygote (lorsqu’un individu possède deux copies identiques d’un gène pour une caractéristique donnée), ce qui tend à prouver une robustesse génétique accrue.
Des questions éthiques
La sélection rigoureuse des traits morphologiques ou comportementaux chez les chiens de race peut soulever des questions éthiques sensibles. Contrairement aux animaux sauvages, qui bénéficient de leur diversité génétique pour survivre sans intervention humaine, les pratiques de consanguinité2 fréquentes chez les races dites « pures » peuvent conduire à une augmentation des défauts génétiques récessifs 3.
Les implications de la sélection intensive pour des traits physiques spécifiques vont au-delà des problèmes de santé visibles; elles touchent également le bien-être émotionnel et comportemental des chiens. Les traits exacerbés, favorisés par certains standards de race, peuvent induire chez les animaux un stress chronique, des douleurs et de l’anxiété. Par exemple, des troubles respiratoires courants chez les races brachycéphales4 peuvent causer un inconfort constant, affectant non seulement leur santé mais aussi leur comportement. Les ronflements typiques et constants de certains bouledogues français, par exemple, peuvent être confondus avec des grognements par les congénères, et provoquer par conséquent des difficultés de communication… De même, la réduction de traits essentiels à la communication tels que la queue peut handicaper la capacité des chiens à interagir socialement, menant à des incompréhensions et à des conflits avec leurs congénères. Ces défis soulignent l’importance cruciale d’une approche éthique envers la sélection des traits, privilégiant le bien-être animal sur les préférences esthétiques.
Il faudrait considérer le croisement non seulement comme une stratégie de survie pour certaines races, mais aussi comme une pratique d’amélioration, alignée avec les objectifs de santé et de diversité génétique des races canines. Les croisements peuvent être bénéfiques s’ils sont bien planifiés et exécutés avec des objectifs clairs, en particulier dans des cas où le pool génétique est réduit à un goulot d’étranglement génétique5.
Perspectives des défenseurs des races pures
Malgré les défis évoqués, de nombreux éleveurs et organismes cynologiques défendent la préservation des races pures pour des raisons historiques, culturelles et fonctionnelles. Ces défenseurs argumentent que les standards de race aident à garantir que certaines caractéristiques comportementales et physiques, essentielles pour des rôles spécifiques comme la chasse, le sauvetage ou la garde, soient maintenues. De plus, ils soulignent que des pratiques d’élevage responsables et bien gérées peuvent réduire les risques de consanguinité tout en préservant l’intégrité génétique des races. Cette approche cherche non seulement à sauvegarder l’héritage des races mais aussi à assurer leur avenir en santé et en conformité avec les standards établis.
Retrempage et diversité génétique
Une autre pratique potentiellement bénéfique, mais encore largement méconnue et peu acceptée par les instances cynologiques, est le retrempage. Il s’agit de croiser une race pure avec une de ses races fondatrices pour réintroduire certains traits positifs et améliorer la diversité génétique. Bien que cette méthode puisse aider à combattre la consanguinité et les maladies héréditaires, elle rencontre souvent des obstacles en raison des règles strictes imposées par des organismes comme la Centrale Canine, qui mettent l’accent sur la pureté des races. Malgré ces difficultés, de nombreux experts en élevage soulignent l’importance du retrempage pour le bien-être à long terme des chiens de race.
Population canine mondiale et disparités
On estime entre 700 et 900 millions le nombre de chiens dans le monde. Parmi ceux-ci, une large proportion est constituée de chiens errants ou féraux, avec des estimations suggérant que plus de 75% des chiens mondiaux vivent en liberté ou sous la garde sporadique des communautés humaines, plutôt qu’au sein de leurs foyers. Ces chiens, majoritairement croisés, contrastent fortement avec les populations de chiens de races « pures », qui sont généralement bien moins nombreuses mais sans doute mieux documentées. Cette disparité met en évidence la prédominance des chiens croisés et souligne l’importance d’aborder des approches d’élevage plus éthiques et diversifiées qui tiennent compte de la santé génétique et du bien-être de tous les chiens, plutôt que de se concentrer uniquement sur les caractéristiques esthétiques ou comportementaux.
Au niveau mondial, les méthodes d’élevage varient grandement, reflétant les disparités des normes de bien-être animal d’une région à l’autre. Dans de nombreux pays en développement, la forte présence de chiens errants ou féraux met en évidence les défis posés par la gestion de la santé canine en l’absence de stratégies d’élevage contrôlées. En contraste, dans les pays développés, où les régulations sur l’élevage sont souvent plus strictes, les problèmes génétiques liés à la consanguinité sont plus fréquemment observés. Cette variabilité souligne l’importance d’une collaboration internationale pour développer des pratiques d’élevage éthiques et responsables, profitables à toutes les communautés canines, sans distinction de frontières. Par ailleurs, des campagnes de sensibilisation internationales pourraient jouer un rôle crucial dans la promotion de la diversité génétique et la réduction des maladies héréditaires chez les chiens.
Conclusion
Une évolution des mentalités semble nécessaire. Il est crucial de reconnaître les mérites des chiens croisés et de promouvoir une approche plus équilibrée et éthique de l’élevage canin. En respectant les éleveurs qui s’efforcent de préserver les races tout en considérant les impacts à long terme des pratiques de consanguinité et de sélection restrictive, nous pouvons œuvrer pour un avenir où la santé et le bien-être de tous les chiens sont prioritaires.
Références :
Bellumori, TP., Famula, TR., Bannasch, DL., Belanger, JM., et al. (2013). « Prevalence of inherited disorders among mixed-breed and purebred dogs: 27,254 cases (1995–2010). » Journal of the American Veterinary Medical Association.
Donner, J., Anderson, H., Davison, S., Hughes, AM., et al. (2018). « Frequency and distribution of 152 genetic disease variants in over 100,000 mixed breed and purebred dogs. » PLOS Genetics.
World Health Organization (WHO). « Global estimates of dog populations. » Ce rapport de l’OMS offre une analyse des estimations du nombre de chiens à l’échelle mondiale, y compris les populations de chiens errants et féraux.
The Global Alliance for Rabies Control (GARC). « Estimating the global dog population ». Ce document fournit des informations détaillées sur les populations de chiens et leur gestion, avec un focus particulier sur les chiens errants dans le contexte de la lutte contre la rage.
Notes
Ce genre de contenu me redonne foi en les humains !